Un lourd craquement déchira le ciel. La ville de Salzenmund attendait la pluie, mais certainement pas ces trombes d'eau noirâtre qui emporteraient avec elles toutes les prémices d'un été paisible. S'agglutinant en mares boueuses, l'eau crut rapidement en sombres sillons sur le pavé, qui épanchaient les rues de toute leur crasse.
Le château qui dominait les toits de la ville s'imposait en rempart contre le vent, garantissant à la cité un abri substantiel contre les éléments. A sa plus haute fenêtre, le Comte Électeur Theoderic Gausser envisagea son domaine tout entier d'un regard inquisiteur: si les années de règne lui avaient appris une chose, c'était bien la dépendance d'un seigneur sur des trivialités telles que les caprices météorologiques. La populace s'entichait du premier ahuri venu qui clamait en connaître les raisons. Diriger se faisait avec ces aléas. Personne ne dictait les agissements des dieux, et la pluie et le beau temps étaient leur domaine. Nul ne contrôlait les éléments de toute façon.
A moins que...
- « N'avais-je pas convoqué l'Astromancien ce jour d'hui?
- Il est dans les appartements de votre cadet, seigneur. Il m'a fait savoir qu'il restait à votre entière disposition le temps de sa visite au château.
- Allez lui faire savoir que j'attends le rapport que j'avais commandé.
- Tout de suite, sire.
L'aile gauche du château était sensiblement plus chaude que le donjon, et c'est à grand regret qu'un valet vint interrompre la conversation des deux hommes:
- Le comte vous demande, Maître Ulric.
- Je ne manquerai pas de satisfaire à sa requête, si sa seigneurie m'accorde quelques minutes supplémentaires! »
Maître Ulric était un homme influent parmi les membres du conseil de Salzenmund. Alors que la chaire de mage officiel de la baronnie du Nordland lui revenait de droit, il lui préférait son rôle d'éducateur auprès des enfants de la forteresse. Son expertise en astromancie avait influencé tous ses élèves, et en particulier le fils cadet du Comte, maintenant premier général de son père. Alors que le titre et la descendance revenaient de droit à l'aîné, Wolfgang le cadet avait, comme il était de coutume, tourné son attention vers la guerre, et c'est là que l'influence du magicien avait été déterminante: ayant fait ses preuves à dos de cheval dans l'est, au cours d'une excursion punitive contre des bandes de maraudeurs qu'il mena de consort avec son père, il fut envoyé dans le Reikland pour y suivre les enseignements des Hauts Maîtres de la Chevalerie de l'Empire. Les enseignements du vieil astromancien l'amenèrent à gravir les échelons de cet ordre prestigieux: après sa capture rituelle d'une bête s'apparentant au croisement d'un griffon et d'un cheval, il reçut l'insigne honneur de chevaucher un griffon impérial lors de la défense d'Altdorf contre un raid Orc. L'aisance naturelle qu'il éprouvait à chevaucher la bête ailée était réminiscente des enseignements du mage: l'air semblait envelopper le jeune officier comme un cocon protecteur ; tous ceux qui le virent voler sur le dos du monstre s'accordaient à dire que Wolfgang disposait d'une aisance naturelle à diriger sa monture dans les cieux. L'absence de don magique se trouvait largement compensée par son habilité à diriger monstres et hommes. Son retour au château fit d'ailleurs tant jaser les commères que ces derniers : non content de parader auprès de son escorte personnelle de chevaliers, il s'adjoignit les services d'un détachement de redoutés demi-griffons. Ces cavaliers d'élites avaient reçu l'insigne honneur – quoique Dame fortune ait à y dire – de chevaucher ces bêtes féroces, dont les proportions pour le moins exotiques dans la province du Nordland laissaient les citoyens songeurs. Mais ces fiers chevaliers suivaient moins le fils du Comte Electeur Gausser pour les promesses de bravoure qu’auguraient ses rêves septentrionaux de conquête que par amour prononcé de l'honneur chevaleresque : le jeune Wolfgang leur avait sauvé la vie. Au gré de cette dévotion emboîteront-ils donc ses pas. Le véritable monstre aux dimensions qu'aucun être rôdant ces contrées n'égalait ne participait cependant pas à la parade de retour par conviction : le griffon que le fils du Comte chevauchait était un don de l'Empereur lui-même. Source d'envie parmi les nobles locaux, il n'était que signe de la bravoure – toute ostentatoire diront même certains – du jeune général pour ses proches. L'insigne honneur de posséder un griffon de bataille provenant du célèbre zoo impérial égalait presque le droit d’aînesse de son frère, quoique ce dernier modéra substantivement cette idée quand il glissa à l'oreille de Wolfgang l'éventualité d'un mauvais boulet de canon allant se ficher, de la plus insidieuse des manières, dans la cervelle dudit griffon. « Il n'y a que ma mort elle-même qui puisse mettre un terme à mon honneur, avança-t-il, les têtes se coupent, les titres restent ». Les relations au sein de sa fratrie poussèrent naturellement le jeune officier de retour de campagne vers des compagnies plus plaisantes, notamment en la personne de Maître Ulric. Le vieux sorcier des cieux s'entretenait avec entrain sur la consommation en viande du griffon, jusqu'à l'irruption du valet.
- « Avant que je rejoigne votre père, Wolfgang, j'aimerais savoir : avez-vous eu vent des troubles au sud de l'Empire? Il paraît que l'Empereur lui même a exprimé sa colère et sa volonté de pacifier cette région une bonne fois pour toutes.
- Hmm... Avec tout le respect que je dois à Karl Franz, nombre d'empereurs ont affirmé vouloir rétablir l'ordre dans les Principautés Frontalières, nul n'y est parvenu. De plus, je ne vois pas bien ce qu'il aurait à gagner dans la pacification d'un pays de brigands...
- Le maintien d'un territoire tel que notre Empire n'a pas pour fondement l'honneur ou la gloire, mon cher Wolfgang. Il y a des facteurs beaucoup plus tangibles qui cimentent nos frontières...
- Ah ! Mais les profits de la Route de la Soie rentrent principalement dans les caisses du Wissenland...
- ...dont le Comte Électeur actuel est Emmanuelle Von Liebwitz, avec pour unique héritière sa fille, qui est plus qu'en âge de prendre mari...
- (…) Donc, si je suis votre pensée, mon père aurait tout intérêt à ce que ce courageux général, hypothétique libérateur d'un territoire riche en profit pour une des membres les plus influentes du conseil, qui de surcroît cherche mari pour sa descendante, ce soit moi?
- Eh bien! On peut dire que vos années de campagne n'ont pas amoindri votre finesse d'homme de cour!
- Et à quoi ressemble cette riche héritière, Maître Ulric ?
- Je ne l'ai jamais vue en personne, à mon grand regret.
- Ne pouvez-vous pas...
- C'est bien parce que c'est vous... Suivez-moi. »
Le mage du château entraîna le jeune soldat dans la salle de divination. Des objets ésotériques parsemaient les murs de la pièce. Des cartes en tous genres, maquettes, parchemins ou autres globes donnaient à l'endroit une sorte de sagesse mystique, que seules des statuettes saugrenues à l'utilité douteuse paraissaient nuancer : on était bien dans l'antre du sorcier que connaissait Wolfgang.
Après un fougueux échange de plaisanteries au sujet d'artefacts dont la prime jeunesse de ce dernier n'avait auparavant pas permis d'envisager tout à fait l'utilité véritable, Maître Ulric déposa quelque chose sur une table ovale. C'était un orbe de divination. Le mage passa sa main sur la surface, murmurant quelque incantation. Ses lèvres bougeaient à peine ; il fronçait les sourcils, ridant son vieux front sous l'effet de la concentration. Finalement, il relâcha son emprise sur l'objet. Des formes floues s'agitèrent à l'intérieur, les ombres se dessinant en vagues sombres. Ce chaos miniature amusa le vieux sage, qui ponctua ce petit ballet divinatoire d'un rictus acerbe.
- « Approchez-vous donc, Wolfgang. Que voyez vous ?
- Rien que de la brume, Maître...
- Qu'espérez-vous voir ?
- L’héritière du Wissendland...
- Que vous disent les ombres ?
- Je... »
Les volutes noirâtres se murent en écharpes de brume. La fumée prit de la vitesse, caressant l'orbe d'un mouvement circulaire. A mesure qu'elle s'agitait, une sorte de pilier central commença à apparaître. Les ombres tournaient autour de ce qui semblait maintenant être un arbre. Puis elles ralentirent : l'arbre se mua en arbuste, et l'arbuste en oiseau. L'oiseau s'envola, et fit place à une pomme. La pomme grandit, mûrit, s'amincit... Puis dans un éclair aveuglant, l'orbe révéla un visage de femme.
Wolfgang eut peine à réprimer un cri. Ses yeux exorbités scrutaient l'orbe divinatoire comme s'il contenait toutes les couleurs de la création, alors que le sort de cécité jeté sur lui depuis l'enfance se dissipait. Il vivait les couleurs alors qu'il avait grandi gris. La stupéfaction sur son visage était totale. Le tirant de sa béatitude, Maître Ulric s'enquit de la situation, souriant.
- « Eh bien, soldat du Nordland, qu'en est-il de vos rêveries ? »
Se retournant vers le page resté à l'entrée de la pièce, Wolfgang lança :
- « Réveillez mes capitaines et chargez mes bateaux. Prévenez mes chevaliers et alertez leurs écuyers. Avertissez mes artilleurs et sellez mon griffon. Nous partons à l'aube. »